La City est presque vide à présent. Normal, il est 21h et on n’est pas un vendredi soir. à cette heure-ci, la tenue très casualde Cassie ne détonne plus tellement. La jeune femme attend au pied de l’immeuble situé à deux pas de Cheapside. Un immeuble tout de verre, d’acier et de ciment. Derrière la vitre de la porte d’entrée, l’homme de ménage colombien lui fait un signe de tête amical.
Cassie soupire. Il y en a quand même qui ont moins de chance qu’elle. Elle au moins, elle a un travail qu’elle aime. Ce jeune colombien est un de ces travailleurs «de l’ombre», travaillant aux heures où la plupart ces business men de la middle class sont rentrés dans leur petit logis confortable à Chelsea ou dans leur maison de campagne située dans la périphérie de Londres. Lorsque les business men reviendront demain par leur train express après avoir embrassé leur femme et leurs enfants, ils trouveront l’immeuble rutilant comme si des fées s’étaient chargées de tout. Les nettoyeurs seront repartis dans leur coin puant sans laisser de trace.
Londres si belle ! …Londres si cruelle !
Mais voilà Karl qui descend enfin dans son long manteau beige. Cheveux ramenés vers l’arrière et mallette en cuir noir oblige. Il est accompagné d’une femme vêtue d’une robe couleur ibiscus, très chic. Sa longue chevelure lui balaie le dos, elle doit avoir la quarantaine, mais ses mouvements sont souples et gracieux. En prenant garde à ne surtout pas lever les yeux, l’homme de ménage s’écarte respectueusement.
La porte vitrée s’ouvre. Cassie fait un signe de la main. Karl la voit et lui fait signe de patienter un peu. Il échange encore quelques mots avec la femme, qui interrompt pour répondre à son téléphone.
– Oui mon chéri ? Je rentre très bientôt, ne t’inquiète pas. Kim va te préparer à manger, n’est-ce pas ? J’en ai pour une heure.
Au ton qu’elle prend, on devine que la femme parle à un enfant et pas à un amant. Elle raccroche et elle soupire. L’enfant ne doit pas être satisfait de sa réponse.
– Regarde où on en est Karl. Bon sang, parfois j’ai envie de tout lâcher et d’élever des poules.
La femme prend soudainement conscience de la présence de Cassie. Ses yeux s’agrandissent et un sourire tout professionnel se dessine automatiquement sur son visage.
– Une connaissance à toi Karl ?
– Mon professeur d’anglais. Cassandra Lloyd.
La femme adopte soudain un air radieux. Comme si cette révélation avait illuminé sa journée.
– Bien sûr ! C’est grâce à vous que Karl parle à présent si bien anglais ! J’ai essayé de le faire parler plusieurs fois. Mais j’ai vite abandonné je dois dire. Plus facile de parler allemand.
– Cassandra, voici ma soeur, Birgitta, dit Karl l’air soucieux de couper court à cette conversation. Birgitta est avocate à Londres depuis bien longtemps.
– Appelez-moi Britta.
– Cassie.
Les deux femmes échangent une poignée de main. Même si Britta se conduit de manière très «pro», très shop window(«vitrine de magasin», ndlr), Cassie perçoit dans sa manière de bouger et dans son visage franc un fort caractère qui n’est pas pour lui déplaire.
– Cassandra est devenue une amie, dit Karl. Je l’ai invitée à dîner avant mon retour à Francfort.
Cassie jette un bref coup d’oeil en direction de la soeur. Difficile de dire si le mot «amie» sous-entend quoi que ce soit pour elle, ni même si elle est choquée de voir son frère inviter une petite prof de rien du tout. à vrai dire, elle a déjà l’air préoccupée par autre chose.
– Bon appétit alors ! dit elle. Ma famille m’attend, je ne vous retarderai pas plus.
Encore un dernier sourire pro et elle se retourne.
– Ta sœur a beaucoup de charme, souffle Cassie en regardant l’avocate s’éloigner.
– Et beaucoup de mérite. Pas facile de s’occuper des enfants avec des boulots pareils.
Karl fronce les sourcils et Cassie se rappelle que son amant d’une nuit a des enfants aussi. Mince, elle n’y connaît rien aux enfants. Difficile de savoir ce que ces gens-là ressentent.
Elle serre le bras du business man en signe d’amitié.
– Je te préférais avec ta robe orange, dit Karl en la regardant de côté.
– Pas vraiment moi, répond Cassie indifférente.
Elle porte aujourd’hui un simple jean, des baskets et un T-shirt.
– Étonnant quand même, comme il y a deux Cassandra Lloyd, semble-t-il…
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– D’un côté, celle que j’ai devant moi, sobre, discrète, pas aguicheuse pour un sou. De l’autre, cette bombe en robe orange qui monte les hommes en sortant des mots cochons.
Cassie ne dit rien. L’homme a donc repensé à tout ça dans le courant de la journée. Est-il si étonnant qu’elle soit différente au lit ? On ne peut jamais savoir à qui on a réellement affaire dans la vie de tous les jours. Cette bonne femme-là mal fagotée au visage quelconque va se transformer en amante langoureuse, tandis que ce type en costume ajusté, à l’air arrogant et au langage corporel agressif va s’avérer timide et soumis dans l’intimité d’une chambre.
– Les gens ne sont pas toujours ce qu’ils semblent. Surtout au lit.
– Mais toi, on dirait que tu compenses dans la salle de cours et au lit ce dont tu te sens incapable dans la vie réelle.
– Comment ça ?
– Prends ton patron par exemple. Qu’est-ce que tu lui as dit ? «J’ai des amis à la maison. Je ne peux pas trop parler.» C’est ça ? Tu n’aurais pas pu laisser courir simplement ? En quoi ça le regarde ? Tu n’aurais pas pu lui dire sinon que tu en as eu assez d’attendre qu’il te fasse de vraies avances, que tu as couché avec ton élève allemand pour compenser ?
Karl esquisse un petit sourire de côté. Ses yeux pétillent d’amusement en voyant le visage défait de Cassandra.
– Chacun son truc Cassandra Lloyd. Moi je domine mon équipe, toi c’est ta classe et ton amant. Mais il faut savoir se laisser aller aussi.
Cassandra se renfrogne.
– Est-ce que c’est si mal pour une femme d’être à l’aise au lit ? Tu vas me sortir aussi ton baratin sur le contrôle pour faire de moi une bonne petite fille obéissante ?
– On n’est pas dans le féminisme et tu le sais sans doute. Il s’agit vraiment de se mettre en danger.
– Moins de shag et plus de lovemaking («faire l’amour», ndlr) ? s’écrie Cassie ironique.
– Plus de risque Cassandra, c’est tout. Plus de vrai contact. Tu relèves le défi ? Ou tu t’en sens incapable ?
– Tu me demandes de recommencer ? De faire ça différemment ?
– Je demande à caresser la Cassandra en jean et en baskets. Vraiment la caresser. Tu crois ça possible ?
Cassie réfléchit. C’est bien la première fois qu’on lui fait une demande pareille. Décidément, les gens ne sont pas ce qu’ils semblent.
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