De retour à la réalité du présent, Cassie soupire. Il est 8h50. Pourquoi se culpabiliser? Aucun de ses collègues ne montre autant de conscience professionnelle ou de cœur à l’ouvrage. Tous ont craqué au moins une fois pour un étudiant et ce sont dit «Qui le saura?». Cassie n’aurait jamais pensé faire de même. Elle ne l’aurait pas fait si ce n’avaient été tous ces verres de vin ingurgités la veille et… et cette frustration qui avait commencé à la prendre il y a quelques semaines.
Depuis quatre ans qu’elle travaille pour Languages International cinq jours et demi sur sept, elle n’a jamais été malade ou en retard. Ses notes en observation sont les meilleures de tous les professeurs de l’école. Elle ne travaille même pas pour l’argent. Elle n’a jamais été dépensière – et elle n’a pas le temps de dépenser de toutes façons. Cela fait longtemps qu’elle rêve de changer de vie. Mais dès qu’un stage s’achève et qu’elle espère avoir plus de temps libre, Louis, le directeur, arrive avec sa voix suave et supplie la jeune femme d’accepter telle nouvelle classe ou tel nouvel élève: «Cassie, j’ai besoin de vous. Je ne sais pas qui d’autre pourrait faire ce travail». Et Cassie ne peut rien refuser à Louis.
Cassie veut toujours tout réaliser à la perfection: les meilleures notes à UCL, des heures de préparation de cours rédigées et revues au peigne fin, une gestion de classe exemplaire, une patience et un sourire éclatant en cours. Tout ça pour un salaire honnête, sans plus. Un boulot à peine considéré, un «petit job d’étudiant» comme on disait. Des nuits courtes , pas de possibilités d’évolution et pas de vie à côté. Elle y avait cru pourtant, avant, à la langue, à l’enseignement, au prof idéal et tout ça.
La jeune femme pince les lèvres. Pourquoi ne sourit-elle jamais lorsqu’elle est hors de sa classe? Depuis quand n’a t-elle pas eu un éclat de rire qui ne soit pas du pur customer service? Depuis la veille peut-être, lorsqu’un homme séduisant et puissant a tenu ses seins dans la nuit tiède.
Bah, tout cela devait changer! Elle saisit son portable et elle appelle l’école.
– L. International bonjour. Que puis-je pour vous? Une voix languide de réceptionniste zélée. C’est Rita.
– Ah Cassie! Louis est à côté. Je vous le passe?
– Euh… Oui. Enfin, non. Rita, je me sens terriblement mal aujourd’hui. Je me suis révéillée il y a peu. Je ne pense pas être en état de venir.
Un «oh!» sexy mais surpris, puis un silence. Cassie entend des bribes de phrases à distance du combiné. Puis:
– Cassie! Où êtes-vous?! Vous êtes loin de l’école? C’est la voix du directeur. Louis est visiblement dans un mauvais jour.
Cassie réponds d’une voix piteuse:
– Louis, je suis malade. Je me sens incapable de venir aujourd’hui.
– Mais je n’ai personne pour vous remplacer! Le «prince» vous attend! Nous ne pouvons pas annuler quatre heures de cours comme ça, le jour-même.
Le «prince» est un des clients les plus importants de l’école. Il est venu des Emirats pour apprendre l’anglais, pour les affaires.
– Bon sang Cassie! Débrouillez-vous! reprend Louis après un silence. Prenez des médicaments et trainez-vous à l’école s’il le faut.
La moutarde monte au nez de Cassie. C’est ça: Traire la vache jusqu’à ce qu’elle meure doucement dans la boue, oubliée de tous. Elle sort d’une voix étranglée:
– Vous savez Louis, vous êtes enseignant aussi. Pourquoi ne vous chargez-vous pas vous même satisfaire le prince?
Le directeur réagit d’avantage à la voix remplie de colère et de larmes de la jeune femme qu’au contenu de son discours. Il demande avec une légère pointe d’inquiétude: «Cassie. Quelque chose ne va pas?»
Et il y a dans la manière qu’a Louis de prononcer «Cassie» quelque chose de tendre, d’intime, qui amène carrément les larmes aux yeux de cette dernière. Impossible de se contenir. Louis reste bêtement silencieux au bout du fil. Il fallait vraiment qu’elle se ridiculise au moment précis où elle avait besoin de faire pro. Cassie est furieuse contre Louis, furieuse contre elle-même en particulier.
– Eh bien, si je suis si mauvaise, pourquoi ne pas me virer alors? Ça me fera de vraies vacances pour changer.
Elle ne voulait pas dire ça. C’est sorti tout seul.
– Prenez une journée de repos au calme, Cassie. Ça vous fera du bien. Je suis désolé. Je suis allé trop loin. C’est le stress vous voyez. Gérer l’école, ce n’est pas mon truc. Trop de pression.
– Une journée! Merci M. Le directeur.
Cassie a un rire affreusement ironique.
– Pardonnez-moi Cassandra. Je n’ai pas réalisé jusqu’à notre petite querelle que j’avais demandé beaucoup de vous. Trop. Depuis longtemps.
Cassie garde le silence.
-Vous voyez, depuis que je suis devenu manager de l’école, j’ai pris l’habitude de me reposer sur vous. Vous êtes le meilleur élément de cette institution et, j’aurais dû le dire avant, jamais un client ne s’est plaint de vous. Bien au contraire.
– Et bien sûr, si je n’avais jamais osé élever la voix, jamais vous ne m’auriez dit tout cela. Vous vous seriez contenté de donner les ordres et d’attendre que j’obéisse sans mot dire, en bonne esclave. N’est-ce pas?
– Eh bien, peut-être. Et je vous demande pardon pour cela.
Le directeur qui s’excuse? Quelle victoire! Mais Cassie ne s’en tiendra plus à si peu.
-Vous voyez Louis, je pense avoir donné tout ce que je pouvais et plus pour cette école. Et… Et maintenant… Si tout ce que vous pouvez me promettre est cette vie-là, eh bien je préfère que nous arrêtions là.
– Et que souhaiteriez-vous de plus? Une augmentation? Une promotion? En quoi? Cassandra, vous avez conscience, je l’espère, du fait que mes pouvoirs au sein de l’école sont limités. Le propriétaire a son mot à dire dans toutes les affaires qui nous concernent et les augmentations des employés ne font pas partie de ses plans.
Cassandra ne répond pas.
– Vous ne m’avez jamais laissé tomber jusqu’à maintenant Cassie, murmure t-il. Vous m’avez été d’une grande aide. Si vous partez, j’aurai du fil à retordre.
– Encore ce chantage lamentable! Est-ce que j’ai l’air d’une idiote Louis? Vous pensez que je vais ruiner ma vie entière parce que vous me suppliez de rendre la votre plus facile?
– Je pensais que nous avions de l’affection l’un pour l’autre Cassie, dit Louis encore plus bas que précédemment.
Cassie ne peut s’empêcher d’écarquiller les yeux et de rougir.
– Je dois vraiment avoir l’air d’une poire pour que vous pensiez possible de me manipuler si grossièrement. Soit vous faites ce que vous laissez entendre Louis, soit vous vous comportez correctement. Mais je ne veux plus jouer les bonnes âmes pour vos yeux.
– Vous allez me quitter alors?
– Je vous tiendrai au courant Louis. Vos précieuses affaires ne seront pas ma priorité pour une fois.
Cassie raccroche. Elle n’est même pas sûre d’avoir dit «Au revoir».
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